La présence des médias dans les conflits armés n’est pas nouvelle.

Informer l’opinion sur le déroulement des opérations militaires est une des tâches de la grande presse populaire d’opinion du XIXe siècle. Cette mission donne vite naissance au personnage du « journaliste de guerre », croqué dans Michel Strogoff courant les plaines de Tartarie et cherchant sans répit une station de télégraphe. Le XXe siècle connaît ses grandes plumes emblématiques, devenues quasi mythologiques, vite rejointes par leurs pairs photographes. Aux « reporters de guerre » de la Seconde Guerre mondiale ont succédé les « grands reporters » couvrant crises et conflits. Chaque année, « le prix Bayeux-Calvados », en récompensant les meilleurs reportages de conflit, est l’occasion opportune de valoriser ceux qui font ce métier spécifique et d’illustrer l’ampleur et la diversité de leurs champs d’actions, des conflits africains, à l’Irak ou à l’Afghanistan. Chaque année est aussi marquée par des disparus dans l’exercice d’une activité toujours exigeante et souvent périlleuse.

La relation entre les médias et les parties dans un conflit ne diffère pas dans son essence des fondamentaux de la communication publique et du rapport général qu’entretiennent entre eux médias, société et État. La plupart des champs de batailles de la communication moderne (qu’ils soient économiques, judiciaires, politiques…) connaissent des enjeux qui, conceptuellement, sont très voisins de ceux que l’on retrouve à l’occasion des conflits armés. Ainsi, les objectifs poursuivis par les responsables publics seront fondamentalement les mêmes que pour toute politique publique : rendre compte de l’action conduite, en expliquer le sens et le contenu.


Les spécificités de la relation médias-parties à un conflit sont donc moins à chercher dans les fondamentaux de la communication et de la relation aux médias, que dans quatre caractéristiques propres aux conflits armés :

- la dangerosité du conflit fait que le travail des médias s’opère avec un niveau de risque qui ne se retrouve nulle part ailleurs et dans des lieux où par hypothèse les moyens de travail sont réduits. Ainsi, d’une façon ou d’une autre, s’établit une relation particulière entre médias et forces armées, qui sont à la fois objets du travail journalistique, prestataires de moyens logistiques et garants sécuritaires. Ces situations sont inhérentes aux théâtres de conflit. Les réponses techniques apportées au fil du temps pour les gérer au mieux (dont les embedded américains de 1991) sont en constante évolution, aucune n’étant jamais pleinement ou durablement satisfaisante. C’est le professionnalisme de chacun qui permet in fine de conserver des délimitations claires, quels que soient les modes de travail matériels sur le terrain.

 

- le combattant individuel, qu’il soit appelé ou professionnel, a le besoin naturel de faire connaître le contenu de la mission qu’il remplit. Engagé pour une longue période loin de son pays, il a également besoin de percevoir ce que les siens pensent de son action et donc de lui. Son acceptation du risque personnel est liée à l’assurance qu’il a d’agir pour sa collectivité nationale et en accord avec elle. Le regard de cette collectivité, tel que les médias le renvoient, influe sur sa détermination.

- les risques pris par les troupes lors d’un conflit appellent naturellement une éthique de responsabilité de la part des médias pour ne pas mettre en danger la vie des combattants, voire dans certains cas celles de leurs familles. Si tout le monde s’accorde sur ce principe, ses déclinaisons ont pu s’avérer au cas par cas plus complexes. L’observation des médias américains depuis 2001 fournit un bon nuancier in vivo du positionnement de médias nationaux face à l’engagement militaire de leur pays. Il n’est sans doute pas de domaine dans lequel sens des responsabilités et solidité des fondamentaux professionnels ne puissent davantage être mis en tension.

- l’engagement militaire national, même coalisé, reste aujourd’hui un thème couvert presque uniquement par la presse nationale. Dans tous les pays européens, les médias d’un pays ne s’intéressent qu’exceptionnellement à l’action des forces d’un autre État membre et la plupart du temps dans un but de comparaison. Quand le conflit devient un collectif, le média reste d’abord national pour une opinion nationale.

La période récente, qui va de la guerre de libération du Koweït à l’Afghanistan, s’est caractérisée par une redécouverte par toutes les armées occidentales de la relation aux médias. Les moyens mis en place ont été renforcés et professionnalisés, notamment pour tenir compte de l’accroissement considérable du n ombre des journalistes présents sur un théâtre d’opération. Cela n’a pas pour autant nécessité une redéfinition des fondamentaux de la relation médias-parties au conflit. Les principes en étaient déjà stables. Sur les théâtres d’opération, l’autonomie des médias dans leur action, la distinction absolue entre propagande et information se sont imposées comme autant d’évidences, au moins dans les pays démocratiques. Ces principes sont suffisamment forts et consensuels pour pouvoir être affirmés dans une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. La résolution 1738 du 23 décembre 2006 confirme l’assimilation, en droit des conflits armés, des journalistes aux civils, avec les protections afférentes. Elle demande instamment à toutes les parties concernées, en période de conflit armé, de « respecter l’indépendance professionnelle et les droits des journalistes, des professionnels des médias et du personnel associé, qui sont des civils ».

En revanche, deux facteurs de transformation sont à l’œuvre. Le premier tient aux évolutions technologiques, et plus accessoirement économiques, des médias eux-mêmes (1). Le second est de nature opérationnelle. C’est le passage du modèle du conflit frontal au modèle contre-insurrectionnel et/ou asymétrique (2).

Diffusée fin 2009, la remarquable série documentaire « l’Amérique dans la guerre » montrait les images des Américains rassemblés autour des radios le D-Day, avec une information presque immédiate sur les opérations en cours. Si le temps court n’est donc pas nouveau, plusieurs évolutions techniques et économiques modifient la façon dont les médias couvrent les conflits. J’en donnerai ici trois exemples. Tout d’abord, avec internet, l’opinion a instantanément accès à l’expression directe de l’acteur individuel, présent au cœur du conflit (blogs de soldat, communautés Facebook de proches). Cela constitue une rupture essentielle car la connaissance de ce qui se passe sur le terrain ne passe plus uniquement par le duopole classique du communiqué de l’État major et des dépêches des journalistes.

De surcroît, cette nouvelle voix, parce qu’elle est celle de l’individu, du témoin, acquiert une crédibilité immédiatement forte dans une société qui valorise tout ce qui ne lui semble pas être l’expression d’une institution, qu’elle soit étatique ou médiatique. Est d’abord crédible l’autre moi-même qu’est le témoin. Est attractive l’histoire individuelle, l’expérience personnelle. Depuis Fabrice Del Dongo, on sait pourtant que l’individu pris dans la fureur de la guerre, n’est pas en posture de saisir la bataille dans sa globalité. Mais cela répond à l’attente actuelle, moins fondée sur le besoin de sens global que de partage, souvent émotionnel, de vécu personnel.

Ensuite, pour les mêmes raisons techniques, le discours de l’adversaire qui ne pouvait que marginalement toucher une opinion nationale (la censure de surcroît y veillant durant les deux guerres mondiales) est devenu aisément et directement accessible à celle-ci. La question classique de savoir si et comment des médias peuvent ou doivent exprimer les vues de l’adversaire est ainsi profondément renouvelée, sans qu’elle perde pour autant son intérêt conceptuel et déontologique.

Enfin, la forme de la couverture des conflits suit les évolutions générales du secteur des médias. Les reportages d’informations classiques cèdent le pas à des couvertures de type magazine. Les diffuseurs font de plus en plus appel à des sociétés de productions généralistes, qui couvrent un conflit comme un autre sujet. Les coûts des polices d’assurance, le prix "élevé" du maintien d’une présence pérenne sur place, sont des paramètres financiers qui pèsent sur les choix faits par des titres trop souvent mal-en-point. Sont couverts les conflits chauds, les autres étant absents ou ne retrouvant qu’une actualité ponctuelle à l’occasion d’un incident (un exemple emblématique en ayant été le Kosovo). Le modèle du grand reporter, expert installé et reconnu couvrant tous les théâtres, devient financièrement coûteux et recule, au point que des professionnels s’interrogent sur sa pérennité. Sans suggérer une dégradation de la couverture médiatique, celle-ci se transforme.

De tous ces facteurs, c’est évidemment internet qui porte en lui le plus grand potentiel d’évolution. Il est trop tôt pour que les armées impliquées dans les conflits actuels en aient tiré des conséquences généralisables. Il est très peu probable que cela conduira de toute façon à une redéfinition stratégique des rapports avec les médias.

Le rapport médias-parties est aussi naturellement influencé par les caractéristiques opérationnelles et stratégiques propres à chaque conflit.

La nature des conflits est par nature évolutive. Il n’y a pas de modèle type ni définitif. Le constat actuel est que le conflit classique de front linéaire opposant des armées constituées, a été remplacé "aujourd’hui" par des situations asymétriques plus complexes, où affrontement coexiste avec reconstruction, où l’adversaire ne s’identifie pas à chaque instant. La dureté et l’incertitude, et donc le risque, se sont accrus. Dans le même temps, les règles de protection des journalistes ne sont pas respectées, ceux-ci constituant dans certains cas une cible prioritaire. De ce fait, certains lieux de conflit sont très peu couverts par les médias, le risque étant trop grand. Pour les rédactions des grands titres, il demeure possible de former leurs membres aux comportements à adopter (formation assurée gratuitement par le ministère de la Défense en France, par des sociétés privées en Grande-Bretagne), de financer des équipements de protection. Pour les pigistes et les free lance qui partent seuls, ces coûts sécuritaires sont potentiellement prohibitifs. Une absence des médias d’un lieu de conflit, bien loin de répondre à un objectif des armées occidentales, serait tout au contraire pour elles une réelle préoccupation.

Les conflits asymétriques et contre-insurrectionnels sont ceux où la communication prend une dimension absolument décisive, ce que les « opposants » à l’action des coalitions ont parfaitement compris. La désinformation ou l’action psychologique sur les opinions publiques est une arme du fort au faible. Le soutien de l’opinion est classiquement fonction de la légitimité qu’elle reconnaît à l’opération, de l’utilité qu’elle lui attribue face à l’effort consenti et enfin, de sa perception de la probabilité de succès. C’est chacun de ces trois axes qui font donc l’objet d’actions. En Afghanistan, le général Mac Chrystal se fixe comme premier objectif de gagner la « reputation war ». Enfin, cyber-attaques et terrorisme induisent eux aussi un rapport médias-État-opinion qui partage les mêmes fondamentaux avec les conflits armés mais peut s’incarner dans des modalités différentes.


La capacité d’un pays à s’engager dans un conflit et plus encore à poursuivre son effort dans la durée est, dans un État démocratique, évidemment fonction du soutien de l’opinion. Celle-ci façonne son appréciation de façon complexe et évolutive, les médias contribuant directement, comme c’est leur rôle, à ce processus. La sophistication, l’éloignement géographique des conflits, la technicité de l’action militaire (de moins en moins directement compréhensible dans des pays où la conscription a disparu) appellent des médias nombreux et professionnels et une relation médias-Défense mature et responsable ?

Ecrit par : G. Vialy et J. Bayard