Les médias font-ils l'élection ?

Depuis plus de 40 ans, la question fait débat. Hommes politiques et journalistes s’en saisissent, de préférence lorsque le résultat du scrutin dément les prévisions.  Des tout premiers chercheurs à étudier l’influence des médias, et singulièrement de la télévision, sur le comportement du corps électoral. Nous lui avons demandé de mettre en perspective une interrogation qui, au fil du temps, a nourri la controverse.

La question ressurgit périodiquement. Elle s’est posée de manière souvent virulente lors de la dernière présidentielle. Pourtant le débat ne date par d’hier…

Le débat de fond est aussi ancien que le gouvernement d’opinion ; il est même antérieur à l’avènement de la démocratie. Il existait déjà au temps de la monarchie constitutionnelle avec un électorat restreint. Il est sous-jacent à toutes les controverses sur la liberté de la presse : si la droite ultra était, sous la Restauration, tellement réservée à l’égard du principe de la liberté de la presse, à l’exception peut-être de Chateaubriand, c’est parce qu’elle craignait que la presse ne « fasse les élections ». Ainsi s’explique l’articulation entre régime électoral et statut de la presse. Les adversaires de la liberté de celle-ci, politiques ou religieux, les autorités sociales, les institutions d’Église, les forces conservatrices, ne croient pas que l’individu soit par lui-même capable de se faire une opinion raisonnable. Ce point est d’une grande importance. Tous ceux qui croient que les médias font l’élection estiment que l’électeur n’a pas de possibilité de se défendre contre la manipulation ou l’endoctrinement. On touche ici à un problème de philosophie politique : la démocratie est-elle une utopie ? Professer que les médias font l’opinion, c’est nier la capacité de jugement de l’électeur et douter de la démocratie. Force est de constater que cette conviction est partagée par la quasi-totalité des hommes politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche : même ceux qui se croient sincèrement démocrates se comportent comme s’ils partageaient la conviction que le pouvoir politique dispose des médias, conditionne l’opinion et fabrique les élections.

Néanmoins, la puissance supposée de la télévision n’a-t-elle pas donné un nouveau tour à la controverse ?

En effet, le débat a rebondi au début des années 1960, du fait de la concomitance entre l’instauration d’un nouveau régime politique, la Ve République, au caractère personnel particulièrement affirmé, et les débuts de la télévision, qui est alors toute neuve. Elle était déjà intervenue en novembre 1958 pour les premières élections, mais plus pour le commentaire des résultats que dans la campagne ; il n’y avait encore qu’à peine un petit million de récepteurs pour un corps électoral de 24 millions : c’était donc peu de chose. À l’automne 1962, il en va différemment. Il faut rappeler ce qu’est le statut de la télévision, mais aussi de la radio, à l’époque : un monopole d’État. C’est dire que le corps électoral dans son ensemble était soumis à la télévision sans aucune contrepartie. Que les médias audiovisuels fussent ainsi entre les mains du pouvoir ne posait guère de problème de conscience au général de Gaulle à qui l’on prêtait ce raisonnement : la presse lui étant dans l’ensemble hostile, l’équilibre était rétabli par le contrôle de la télévision.

La controverse a connu son paroxysme avec la crise constitutionnelle ouverte à l’automne 1962 par la décision du général de Gaulle de modifier la constitution pour faire élire le président de la République au suffrage universel. Son initiative rencontre l’opposition de toutes les forces politiques, le parti gaulliste - l’UNR - excepté. Le président du Sénat parle de forfaiture, la plupart des juristes estime que la procédure choisie par le chef de l’État est en contradiction avec les articles 11 et 89 de la Constitution. L’Assemblée nationale – fait unique jusqu’à ce jour dans l’histoire du régime - vote la censure par 280 voix sur 479, soit approximativement 60 %. Aux yeux des politiques, ce scrutin préfigurait le résultat du référendum : ils n’imaginent pas qu’il puisse y avoir discordance entre la position des représentants du peuple élus quatre ans plus tôt et le choix des électeurs. De fait, le risque pris par le général de Gaulle est grand et les gaullistes ne sont pas les derniers à s’inquiéter. Or, le référendum du 28 octobre 1962 approuve le projet de révision par 62 % des suffrages exprimés : le rapport est inversé et la discordance éclatante. Pour la plupart des politiques, l’explication est toute trouvée : le débat a été faussé par la télévision ; c’est elle qui a assuré le succès du général de Gaulle et entraîné la défaite des partis politiques. Cette conviction s’exprime dans les commentaires : Jean-Jacques Servan-Schreiber, dans L’Express, va jusqu’à parler de « télécratie » : la démocratie est vaincue par la télévision. Et Georges Vedel, d’ordinaire plus prudent, apporte à cette thèse la caution de son autorité scientifique, en affirmant que la télévision est responsable du résultat et a dénaturé l’expression libre de l’opinion. Cette conviction trouve de larges échos à l’étranger. Quand Hubert Beuve-Méry, directeur du Monde, va faire une conférence à Londres, au déjeuner donné en son honneur par l’Ambassadeur de France, un confrère britannique lui demande quel est le nom du censeur attaché à son journal ! Moi-même, je me rappelle que, donnant une conférence en 1964 sur la Ve République à l’Institut français de Naples, un des universitaires présents, spécialiste de science politique, intervint pour affirmer que les Italiens ont connu ce type de régime avec le fascisme : j’ai eu de grandes difficultés à lui faire comprendre que les deux situations n’étaient pas tout à fait comparables.

En cherchant à comprendre le résultat de 1962, vous avez été amené à vous interroger sur le rapport entre télévision et élection…

Effectivement le caractère péremptoire de ces affirmations m’avait choqué : sans nier pour autant que la télévision ait pu jouer un rôle, je trouvais qu’on sautait un peu vite aux conclusions en l’absence de certitudes scientifiques. Ces propos troublaient le citoyen autant que l’intellectuel : s’il suffisait que le pouvoir contrôle la télévision pour qu’elle lui renvoie le reflet de ce qu’il dit, n’était-ce pas à désespérer de la démocratie dans un pays comme le nôtre ? J’ai donc eu envie d’aller au fond des choses. J’animais alors un séminaire à la Fondation nationale des Sciences politiques dans le cadre du Cycle supérieur de science politique. Cette année-là, notre recherche collective portait sur la dépolitisation. L’idée était alors généralement admise que la France était dépolitisée : aujourd’hui, quand on revoit ce qu’étaient les taux de participation aux élections et qu’on évoque l’intensité des débats politiques, que certains observateurs aient pu sérieusement croire à la dépolitisation du corps électoral, on croit rêver ! Nous avons donc tenté de vérifier le plus scientifiquement possible s’il y avait bien une corrélation entre l’influence de la télévision et le résultat des élections. Pour les premiers, on disposait de chiffres précis, à l’unité près, qui permettaient de connaître la distribution géographique des Oui et des Non, et donc d’établir à la surface du territoire une échelle hiérarchique allant du Oui franc et massif au Non critique et réservé. Pour la télévision, la répartition des récepteurs n’était pas uniforme, car le réseau ne couvrait pas encore toute la France : grâce au Service de la redevance, on pouvait connaître très précisément la répartition géographique. La corrélation était d’autant plus facile qu’il n’y avait qu’une seule chaîne : le zapping n’existait pas encore. Il suffisait donc de rapprocher les deux cartes pour calculer le rapport entre les suffrages et les récepteurs, et conclure, avec une certitude quasiment scientifique, à l’existence ou non d’une corrélation entre l’impact de la télévision et le résultat des élections. La constatation s’imposa qu’il n’y avait pas de corrélation et même qu’il y avait plutôt distorsion, comme si l’utilisation par les pouvoirs publics du média avait parfois suscité une réaction de rejet. L’explication du succès du général de Gaulle devait donc être cherchée ailleurs : elle était proprement politique, en rapport avec la personnalité du chef de l’État, la conjoncture intérieure, la situation internationale. L’électeur n’était donc pas incapable d’exercer son jugement et de se faire une opinion personnelle.

Le débat n’est-il pas alimenté, depuis longtemps, par les hommes politiques eux-mêmes ?

Assurément, et à droite comme à gauche. Le débat sur le rôle de la télévision a eu une part dans la disgrâce de Jacques Chaban-Delmas en 1972. La majorité UDR, élue en juin 1968, traumatisée par les événements du printemps, était convaincue de la nécessité de contrôler la télévision. Or, Jacques Chaban-Delmas, qui était persuadé de la nécessité de rétablir un minimum de dialogue, avait créé à la télévision une seconde unité d’information dont il avait confié la direction à Pierre Desgraupes. Sa majorité imputait à cette initiative la responsabilité de ses échecs électoraux. Aussi était-elle décidée, à l’approche du renouvellement à l’Assemblée prévue pour 1973, à mettre un terme à cette politique qui lui paraissait grosse de dangers. J’appartenais alors au Conseil d’administration de l’ORTF et j’ai été le témoin de la campagne qui visait à affaiblir le Premier ministre et à entraîner son départ. Mais la gauche n’a pas une perception très différente. Je me rappelle ainsi une soirée d’élections, cantonales ou municipales en 1983 ou 1984, sur le plateau d’Antenne 2 : la gauche essuyait un échec assez sensible, et je revois ce ministre du gouvernement Mauroy reprochant aux journalistes d’avoir fait trop de place au conflit social des usines Citroën : c’était l’explication de la défaite de la gauche. Plus près de nous, en 2002, on se rappelle l’inclination d’une partie de la gauche à expliquer la défaite de Lionel Jospin par l’écho donné à la télévision aux problèmes de sécurité.

Les hommes politiques partagent presque tous la conviction que leur succès ou leur échec dépend du temps qui leur est accordé sur le petit écran : d’où la vigilance soupçonneuse sur le respect des temps de parole et la minutie apportée à la comptabilisation.

Est-ce à dire que les médias n’exercent aucune influence sur le vote et les résultats des élections ?

Il serait naïf de le penser. D’abord les médias apportent à l’électeur des éléments d’information, lui fournissent des arguments qui peuvent infléchir sa décision. Les travaux des chercheurs américains, qui se sont intéressés à cette question dès les années 1950, montrent qu’aux États-Unis les médias pèsent sur le choix de ceux qui balancent entre le parti démocrate et le parti républicain. Mais, sans être négligeable, cet effet n’est pas déterminant et ne concerne jamais que 6 à 7 % du corps électoral. À mon sens, l’influence de la télévision existe, mais elle s’exerce plutôt de façon indirecte. Elle joue davantage sur les personnes que sur les programmes, car la télévision est un excellent révélateur des personnalités : elle réalise sur une large échelle ce qui était possible jadis lorsque les électeurs se déplaçaient pour voir et entendre les candidats dans les campagnes électorales ; avec la télévision, c’est le candidat qui vient à domicile et pénètre chez l’électeur. Or, il est difficile, pour ne pas dire impossible, à un homme politique de maintenir longtemps la crédibilité d’un personnage emprunté : la vraie personnalité se trahit vite. On se rappelle, par exemple, lors d’un face à face télévisuel en 1985, l’apostrophe de Laurent Fabius à Jacques Chirac lui signifiant qu’il parlait au « Premier ministre de la France » : sa morgue éclatait soudain aux yeux de tous.

Les médias, et singulièrement la télévision, auraient-ils un rôle totalement négligeable en matière politique ?

Les médias jouent un rôle par la sélection même de l’information, l’importance qu’ils décident d’accorder ou de refuser à tel événement : ce dont ils ne parlent pas n’existe pas. Il leur est possible en quelque sorte de refuser l’existence à un homme, un parti, une institution, ou un événement ; or, l’électeur n’entre en rapport avec la politique que par leur intermédiaire et en particulier par le truchement de la télévision. Deux exemples à cet égard : celui, d’abord, de l’Europe et de ses institutions. Si les électeurs français ne s’y intéressent pas davantage et en particulier ne perçoivent pas l’importance du Parlement de Strasbourg, c’est peut-être parce que les médias ne leur en parlent jamais. Aucun d’entre eux n’entretient auprès du Parlement de correspondants permanents. On ne rend jamais compte de ses sessions et de leur objet : seul Le Monde assure depuis peu une présence constante à Bruxelles avec Thomas Ferenczi. On n’en parle qu’à l’approche du renouvellement de l’Assemblée ; le scrutin passé, le silence retombe pour cinq années. Quant aux travaux de la Commission de Bruxelles, nos médias ne les évoquent généralement qu’à propos des décisions qui contreviennent aux intérêts français.

Le second exemple est plus personnel, et c’est la raison pour laquelle j’hésite davantage à le mentionner. J’ai fait partie de la Commission indépendante de réflexion sur l’application du principe de laïcité présidée par Bernard Stasi. À ce titre, j’ai été témoin et victime avec mes confrères d’une désinformation quasiment systématique : nous n’avons jamais réussi à obtenir des médias qu’ils considèrent et expliquent que le problème de l’intégration ne se réduisait pas à celui du port du voile pour les adolescentes dans les collèges et les lycées : impossible de faire qu’ils parlent de tout le reste qui était infiniment plus important. L’effet de ce comportement réducteur s’est fait sentir et dans l’opinion et dans les décisions politiques : si les médias avaient traité la question dans son ensemble, les politiques n’auraient pas entretenu l’illusion qu’en adoptant les quatre articles d’une loi interdisant le port du voile, le problème de l’intégration allait être résolu. Cet exemple illustre le pouvoir négatif dont disposent les médias. À l’inverse, ils peuvent attirer l’attention sur un problème et contribuer à l’éducation de l’électeur. Ils ont donc bien une influence, mais générale et diffuse, qui ne se fait pas sentir directement, dans le résultat d’une consultation électorale, mais qui s’exerce sur une relation entre l’électeur et la politique en général.

Les médias, selon vous, ne remplissent pas entièrement leur mission ?

Je me garderai de faire leur procès, je les ai pratiqués et, à collaborer avec les journalistes, j’ai conçu de l’estime pour la plupart. J’ai même établi avec nombre d’entre eux des relations de confiance et d’amitié. J’ai cependant aujourd’hui le sentiment d’une certaine dégradation, d’un manque de qualification professionnelle qui se manifeste notamment dans la course au scoop, le fait de négliger la vérification, l’attention excessive accordée à l’anecdotique, au superficiel.

Le traitement de l’information est-il sans conséquence sur la perception du politique ?

Je ne le crois pas : je pense même que le malentendu actuel entre les électeurs et la politique, plus grave et plus préoccupant qu’autrefois, est dû, dans une large mesure, à ce que la vie politique est aujourd’hui plus médiatisée. Jadis, c’est-à-dire avant l’irruption de la télévision et même aux premiers temps de l’histoire de celle-ci, la vie politique n’occupait que peu de place dans l’information : la radio n’en parlait guère ; tous ne lisaient pas les journaux. La télévision, elle, parle politique, et elle a raison. La politique entre chaque jour dans les foyers avec le journal télévisé. Elle rend compte des congrès des partis politiques ; elle fait écho à leurs conflits internes et, par la force des choses — et aussi du fait de la nature propre du média —, ce que la télévision présente n’est pas toujours à l’avantage ni à l’honneur de la politique. Par exemple, l’Assemblée nationale n’est généralement montrée qu’en deux ou trois circonstances qui ne sont pas représentatives : les séances de questions et de réponses, ou les empoignades, à moins qu’on ne découvre un hémicycle à peu près désert. Mais rien, jamais, de tout le travail parlementaire, du temps consacré par chaque député à l’étude des problèmes, le travail en commissions. Il est vrai que tout cela ne se prête guère à la visualisation et que la télévision doit privilégier l’image : or, la politique relève de l’immatériel et de l’invisible.

Pour revenir à la question de départ, les médias ne font pas l’élection, mais ils contribuent grandement à façonner la vie politique et concourent à la formation des électeurs. Leur action sur les élections n’est pas nulle, mais elle s’exerce de façon diffuse et dans le long terme.

Ecrit par : G. Vialy et J. Bayard