Secret des sources VS Secret des affaires. Télescopage entre démocratie et compétitivité

 

 

 

Entre les défenseurs de la liberté d'information et ceux de l'entreprise le débat est vif. Pourtant, ils s'accordent tous sur la nécessité de protéger le secret. Le Syndicat des avocats de France (SAF), le Syndicat de la magistrature (SM) et le Syndicat national des journalistes (SNJ) ont réuni un panel d'intervenants de qualité au Conseil national des barreaux (CNB) pour leur Université d'été sur le thème « Secret des sources / Secret des affaires : quels enjeux, quelle déontologie ? ».

Les débats ont tourné autour de l'application de la nouvelle loi sur le secret des affaires qui fait polémique. Ce « sujet éminemment politique » en lien avec la démocratie et la citoyenneté est introduit par Jérôme Karsenti, membre de la commission Libertés et droits de l'Homme du CNB, comme « un combat entre l'intérêt général et des intérêts privés et catégoriels ».

 « Comment se fait-il que la société en perpétuel besoin de transparence s'accommode si bien de ce nouveau secret des affaires ? », interroge l'avocat, sous-entendant que ce dernier réduit à peau de chagrin les possibilités de soulever la chape de plomb derrière laquelle se protègent les multinationales. 

Un plaidoyer qui fait froid dans le dos, exemple à l'appui. Cette année, la CADA (Commission d'accès aux documents administratifs, donc autorité publique) a opposé le secret des affaires aux associations demandant la divulgation des implants médicaux ayant obtenu la certification par le LNE (laboratoire national d'essais) à la suite de l'enquête sur les implants mammaires d'une journaliste néerlandaise révélant qu'elle a réussi à faire certifier un filet de mandarines comme implant médical. 

Une réforme qui divise

Promulguée le 30 juillet 2018, la loi relative au secret des affaires soulève de nombreuses craintes de la part des avocats, des magistrats mais aussi et surtout des journalistes qui craignent de ne plus pouvoir enquêter sur les multinationales et divulguer aux citoyens des informations d'intérêt général.

« Avec la réforme, le secret des affaires tend à prendre toute la place au détriment d'autres libertés publiques, malheureusement dans une société qui revendique un besoin de transparence », estime Jérôme Karsenti.

Il ne s'agit pourtant que de la transposition de la directive européenne 2016/943 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites dont le but est d'établir un niveau suffisant, proportionné et comparable de réparation en cas d'appropriation illicite, dans tout le marché intérieur européen hyperconnecté et mondialisé. Si beaucoup de juristes ont indiqué aux parlementaires les risques de transposition de la directive telle quelle, « ça n'a pas été entendu du tout car la loi en est la copie exacte », précise l'avocat.

« La loi sur le secret des affaires menace non seulement les journalistes, les lanceurs d'alerte mais aussi les délégués syndicaux, les salariés et les chercheurs, elle est catastrophique pour la citoyenneté », dénonce Véronique Pradalié, secrétaire générale du Syndicat national des journalistes. « C'est une loi de circonstances faite pour protéger les grands lobbies mis en difficulté dans des enquêtes ».

Fervents défenseurs de cette loi, la directrice juridique Laure Lavorel, présidente du Cercle Montesquieu, et l'avocat affairiste Kami Haeri mettent en avant son rôle pour la compétitivité des entreprises françaises dans un environnement économique globalisé. L'avocat rappelle ainsi la violence des concurrents et des régulateurs étrangers. 

« Les entreprises sont très souvent démunies pour protéger leurs savoir-faire et leurs informations commerciales », témoigne Laure Lavorel.

Ces juristes soulignent en effet que la protection de l'information intellectuelle qui a une valeur économique est très difficile à constituer en France.

Véronique Pradalié, secrétaire générale du Syndicat national des journalistes, a défendu le secret des sources, « une des conditions de la liberté de la presse », tandis que Laure Lavorel, présidente du Cercle Montesquieu, a fait le plaidoyer du secret des affaires « important pour la compétitivité des entreprises ».

Inopposable « à l'occasion d'une instance »

Ces praticiens du droit des affaires mettent aussi en avant les dérogations prévues aux fins de protéger la liberté d'information selon lesquelles le secret des affaires est inopposable aux libertés d'expression et d'information et ne touchera donc pas les journalistes.

Cependant, cette loi apporte « des restrictions importantes » au secret des sources, dénonce Antoine Comte, avocat spécialiste en droit de la presse membre du SAF. Selon lui, les parlementaires se sont attachés à protéger la liberté de la presse « en apparence » car la loi spécifie que le secret des affaires est inopposable aux journalistes « à l'occasion d'une instance », donc finalement pas pendant la phase d'investigations réalisée en amont. 

« Comment faire une enquête contre une grande entreprise comme Servier aujourd'hui ? », interroge l'avocat. 

Me Haeri défend ce principe car « les journalistes ne peuvent pas bénéficier d'une sorte de pouvoir de réquisition judiciaire ni de requête spéciale ». En outre, ce texte ne les prive pas de leur pouvoir d'enquête selon lui car « la 17e chambre est très protectrice envers la presse ».

« Le problème de ce texte, c'est l'insécurité juridique qu'il a créée », résume parfaitement le magistrat Gilles Sainati.

David contre Goliath

La problématique majeure qui émerge des débats est le déséquilibre des forces en présence. Dans son introduction sur les cadres juridiques et la problématique induite, Arnaud Mercier, professeur des sciences de la communication et de l'information à Paris 2, a conseillé la lecture des ouvrages Lobbytomie et Perdre la terre.

« Il me semble que la balance penche trop souvent du côté du secret des affairistes plutôt que du bien public », dénonce ce professeur qui met en garde contre les « marchands de doute », qui ont les moyens de semer le trouble avec des stratégies de communication de crise. 

Pire que l'utilisation des médias, les entreprises usent parfois des voies judiciaires. Aujourd'hui, les poursuites bâillon, dont le but réel n'est pas de faire condamner un détracteur, mais de le pousser à l'autocensure, en l'épuisant financièrement, moralement et nerveusement, sont malheureusement monnaie courante.

« Le journaliste est souvent une personne isolée qui a des moyens tout à fait dérisoires par rapport à l'entreprise en cause », témoigne Antoine Deltour, le lanceur d'alerte des Lux-Leaks qui a mené « un combat long, éprouvant et coûteux », jusqu'en cassation.

« Même réhabilité, la procédure vous l'avez subi quand même car le but c'est de vous briser les genoux financièrement, de vous occuper et de gagner du temps », dénonce Vincent Charmoillaux, secrétaire général du Syndicat de la magistrature. 

« Le problème n'est pas dans le résultat de la procédure mais dans la procédure elle-même. Cette tendance crée des atteintes graves aux libertés publiques car il n'y a pas de garanties suffisantes pour éviter l'usage de ces procédures vouées à l'échec par des acteurs de mauvaise foi », estime le magistrat.

Des secrets pourtant nécessaires

 Il y a consensus sur l'importance du secret des sources journalistiques d'une part et sur le secret des affaires de l'autre. Le souci réside dans leur articulation et leur place dans la hiérarchie des normes. « Le lieu du secret est le lieu de pouvoir donc aujourd'hui ce sont les entreprises », déplore Jérôme Karsenti. 

« Pour moi, il n'y a pas forcément de conflit de principe entre ces deux secrets, et une hiérarchie très claire », estime le magistrat Vincent Charmoillaux. Très loin d'être un principe absolu, le secret des affaires est « censé céder devant les libertés publiques et la révélation d'une information d'intérêt général ».

En outre, le secret des sources est considéré par la jurisprudence (arrêt Goodwin c. R-U, CEDH 27 mars 1996) comme « l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse ». « Le secret des sources est un moyen d'exercice de l'enquête », explique Antoine Comte, avocat spécialiste en droit de la presse. « Sans secret des sources il n'y a pas de liberté de la presse », résume simplement Jérôme Karsenti, membre du CNB.

« Comment exercer un contre-pouvoir sans savoir ce qu'il se passe dans les entreprises ? », interroge Antoine Deltour. « Si on suit la loi, vous ne devriez plus entendre parler du Bisphénol A, des bébés sans bras, des insecticides tueurs d'abeilles et d'autres scandales environnementaux...car nous ne pouvons plus enquêter », illustre Véronique Pradalié.

 « Il n'y a pas de contradiction directe entre ces deux secrets », constate Laure Lavorel, présidente du Cercle Montesquieu. « Le secret des affaires n'est pas toujours le monstre qu'on présente, c'est aussi un outil de l'innovation pour les petits acteurs. Ils avaient besoin d'être mieux protégés », ajoute un avocat affairiste de l'auditoire.

« Il y a en effet un intérêt public à ce que des entreprises, petites ou grosses, ne se fassent pas dépouiller de leurs innovations », confirme Vincent Charmoillaux. « Mais dans les applications qu'on sent venir, ce ne sera pas cette utilisation », s'inquiète-t-il.

Pour le SNJ, le syndicat de la magistrature et le SAF il faut que des garde-fous et des sanctions soient mis en place contre l'usage de « ces procédures bâillons ».

Ecrit par : G. Vialy et J. Bayard