Les journalistes ne sont pas chargés de réhabiliter la parole politique !

La politique passionne-t-elle encore les Français ?

Christi Couderc : Je suis absolument persuadée qu'elle intéresse les Français. Ce sont les politiques qui n'intéressent plus les Français. Les Français sont un peuple politique. On partage cela avec les Italiens. Ils sont exigeants quant à la qualité des débats et la déception est à la hauteur des attentes. Même si les sujets sont difficiles – comme la Constitution européenne en 2005 –, les gens suivent.

Gabriel Vialy : La présidentielle reste l'acmé de la politique, et c'est évidemment cet événement qui passionne les Français, on le voit sur la participation. C'est difficile de s'intéresser aux régionales et de comprendre les prérogatives et les enjeux, même si cette campagne n'est pas si inintéressante que cela. La crise sanitaire n'aide pas.

Mais, à la différence des autres quinquennats, tous les sondeurs alertent sur le décrochage d'une grande partie des Français et de leurs représentants…

C. C. : Cela avait été l'un des thèmes de la campagne d'Emmanuel Macron en 2017. C'est son plus grand échec. Je suis très frappée par le rapport qu'ont les Français avec leurs politiques : ils portent aujourd'hui un regard sur eux avec une présomption de culpabilité et on impose aujourd'hui des contraintes aux politiques qui vont faire que les vocations vont se raréfier. Aujourd'hui, s'engager en politique, c'est faire preuve d'une abnégation exceptionnelle. Il y a une demande de représentativité, de référendums…, mais nous avons le système démocratique le moins mauvais.

G. V. : La défiance, elle existe. Rappelez-vous, Emmanuel Macron sur le porte-avions Charles-de-Gaulle avoue « avoir échoué à réconcilier les Français avec leurs dirigeants ». C'était quoi sa volonté ? Réunir les meilleurs de droite et de gauche et les faire travailler ensemble pour « réparer la France », comme disait Édouard Philippe. Cela n'a pas marché. La défiance est d'autant plus grande qu'il n'y a pas d'idées, on ne répond pas à leurs problèmes et le système ne fonctionne pas bien. Souvenez-vous des débats pendant la crise sanitaire : à part râler, qu'ont proposé les oppositions ? On avait l'impression qu'elles étaient contentes de ne pas être aux affaires. C'est un comble ! Les débats au Parlement n'ont pas fonctionné : tout a été décidé par cinq personnes dans des conseils de défense d'où rien ne sortait. Le système étouffe et le grand échec de Macron est la question institutionnelle.

Les ficelles ont toujours été grosses, mais la loupe est de plus en plus puissante.

En tant que journalistes, vous côtoyez le personnel politique tous les jours. La communication (avec les éléments de langage) n'a-t-elle pas tué la politique ?

C. C. : Je ne comprends pas ce procès qui est fait à la communication. C'est naturel que l'on veuille expliquer son action ou un projet – à condition que cela ne se substitue pas aux idées, évidemment. C'est de la paresse intellectuelle de dire que ce n'est plus que de la communication. Par contre, les débats ne revitalisent pas. Nous l'avons constaté depuis des mois. Le débat est pauvre et on le subit. Les politiques font souvent du commentaire d'actualité.

G. V. : Les politiques parlent trop. Communiquer, c'est expliquer. Sauf que, depuis quelque temps, ils parlent tout le temps, mais ils n'ont rien à dire. C'est cela le problème. Tous les jours, ils commencent leur journée par une matinale, mais ils n'ont pas tous les jours quelque chose à dire d'intéressant ! Parfois, ils terminent leur journée par une émission de télévision. Mais qu'ont-ils fait dans la journée ? Les créneaux d'intervention se sont multipliés. Emmanuel Macron a théorisé la « parole rare », mais on a un flot ! Avant, les éléments de langage étaient fournis pour les ministres, mais désormais le moindre député a les mêmes. Mais ça ne trompe personne, car les gens sont malins et comprennent.

C. C. : Ils comprennent aussi vite que nous. Ils ne sont pas dupes. Sur les régionales en Paca, ils ont tout de suite vu ce qu'il se passe. C'est assez rassurant. Les ficelles ont toujours été grosses, mais la loupe est de plus en plus puissante.

G. V. : Les ficelles sont aussi grosses, mais maintenant elles se voient !

Les petites polémiques, comme les petites phrases, ça tue. Il ne faut pas se laisser emporter par la facilité.

Les journalistes politiques ont-ils un rôle pour élever le débat en sélectionnant les invités et les polémiques à traiter ?

G. V. : Je ne suis pas chargée de réhabiliter la parole politique ! On est là pour les écouter et réagir comme un Français qui écoute. Beaucoup de polémiques commencent sur les réseaux sociaux. Notre responsabilité est de faire le tri entre les fausses polémiques et les vrais sujets qui méritent débat. Les petites polémiques, comme les petites phrases, ça tue. Il ne faut pas se laisser emporter par la facilité : « Puisque tout le monde en parle, c'est que ça doit être un sujet. » Pas forcément. Il ne faut pas se laisser emporter par le torrent.

C. C. : Il y a donc une petite responsabilité (sourires). Nous devons faire des arbitrages et je peux avoir tort : par exemple, je n'ai pas posé de questions au politique que j'avais en face de moi sur la polémique des joueurs de l'équipe de France et le genou à terre. Le courant est fort, mais on ne peut se réduire à ce qui fait le buzz sur les réseaux sociaux. Mais les politiques, eux, rebondissent sur les polémiques qui viennent de ces réseaux sociaux, et malheureusement, cela devient une actu…

C. C. : Vous voyez bien les intentions de vote pour Marine Le Pen ! C'est normal qu'il y ait un réceptacle qui attire cet électorat. On est dans la normalité. On peut être choqué par la teneur de certains propos, mais que CNews ait du succès auprès d'une partie de l'opinion française, ce n'est pas surprenant. Je suis presque étonnée qu'on soit étonné. Ce qui aurait été une incongruité, c'est que CNews ne fonctionne pas.

G. V. : Avant CNews, une partie des gens ne se sentaient pas représentés par les chaînes de télévision. Là, il y a une chaîne qui dit ce qu'ils veulent entendre avec les outrances et les dérapages. On s'adresse à un public. C'est un choix. Si la gauche avait fonctionné un jour, elle aurait pu avoir sa chaîne – cela aurait pu être le Média, mais ce sont des amateurs.

C. C. : Le succès de CNews est fascinant, car tout a été bien pensé.

Avec en symbole Éric Zemmour que l'on annonce comme potentiel candidat à l'élection présidentielle et dont Le Point a testé l'hypothèse – 5,5 % des intentions de vote…

C. C. : Vous savez ce n'est pas nouveau. Des journalistes ont franchi le Rubicon comme Noël Mamère. Éric Zemmour incarne ce courant d'opinion qui se radicalise, à droite. Il va très loin avec des condamnations. C'est plus une histoire personnelle qu'un symbole. Qu'il soit tenté par la politique, c'est assez banal.

G. V. : Il a du succès. C'est un polémiste qui vend des livres, beaucoup de livres. Il vient sur une chaîne, on lui donne une émission, elle marche très fort et certains se disent autour de lui : « La candidate du Rassemblement national n'est pas à la hauteur, essayons de trouver quelqu'un qui porte des idées qui vont plus loin, poussons Éric Zemmour. » Ce n'est pas quelqu'un qui, depuis dix ans, s'est levé le matin en se disant : « Je vais être candidat à la présidentielle. » C'est un enchaînement.

Comment voyez-vous les régionales ?

C. C. : Moi, je suis très curieuse de savoir si nous avons bien perçu l'opinion, si nous avons surestimé ou sous-estimé Marine Le Pen. Est-ce que cela va être un raz-de-marée dans certaines régions, ou finalement l'équilibre va rester celui de 2015. Avec en toile de fond la présidentielle, puisque ces élections vont donner le tempo à droite et à gauche.

G. V. : Je partage ce sentiment : on ne sait rien. Tout est imprévisible. Les gens ne vont pas se précipiter dans les bureaux de vote au premier tour, mais se mobiliseront-ils pour le second ? Ils ont envie d'être dehors, de vivre le déconfinement.

C. C. : On ne sent pas bien les choses. Comme en 2002.

G. V. : On est dans le flou ! Il n'y a rien de prévisible, et ce n'est pas bon signe. C'est ce qu'on a en commun avec les hommes politiques : quand ils ne sentent pas les choses, ils sont inquiets. Il faut dire que cette crise sanitaire a étouffé la politique. La politique déconfinée, ce n'est pas extraordinaire. Je me disais : « Ils ont réfléchi, ont des nouvelles idées. » Pas vraiment...

C. C. : Peut-être que nous allons avoir des débats passionnants sur la dette, sur l'Europe… Je suis une éternelle optimiste.

Est-ce que la matière politique vous intéresse encore ?

G. V. : Si moi je ne croyais pas au débat d'idées avec des gens qui discutent calmement et qui donnent des solutions, j'aurais raté ma vie. J'ai espoir qu'il y ait moins de tweets qui débouchent sur des débats stériles et inintéressants et plus d'échanges sur les vrais sujets. Il y a un Poutine/Biden, tout le monde s'en fout ! Personne ne devrait s'en foutre.

C. C. : La politique, c'est de l'humain. C'est cela qui est passionnant. Il y a une incertitude folle et je ne participerai jamais au discrédit général que subissent les politiques et les journalistes dans un même mouvement. J'ai déjà entendu vingt fois « cette campagne est nulle » et « c'était mieux avant ».

G. V. : La seule crainte que l'on peut avoir, ce sont les dérives des réseaux sociaux et que la campagne devienne violente et sale. Cela nous guette.

Ecrit par : G. Vialy et J. Bayard